et je n'oublie pas
Je me souviens de ces soirées passées à nous mettre de la colle plein les doigts.
Nous ne nous connaissions pas. Nous étions répartis en petits groupes et nous partions, voitures en attente, service d’ordre aux aguets, le numéro d’une ou d’un avocat dans la poche, au cas où.
Nous nous arrêtions au coin d’une rue pour coller leurs visages. Sur des murs, des vitrines, des balustrades.
Nous étions pleins d’espoir et d’énergie. Le froid, la pluie, les surfaces récalcitrantes ne nous arrêtaient pas.
Petit à petit, le ballet devenait mieux huilé, nous gagnions de précieuses secondes à chaque arrêt, nous prenions nos marques.
Il nous arrivait d’en coller bien haut, d’en coller plusieurs dizaines. Dans la précipitation, nous ne les choisissions pas, mais nous étions particulièrement satisfaits lorsqu’un pan entier était recouvert de sa petite tête rousse et de son doudou rose.
Ça en jetait. C’était fort, c’était dur. C’est sûr, les gens allaient être bouleversés.
Un petit homme de 9 mois entre les mains de terroristes, ça dérange, ça émeut, ça secoue.
Nous prenions quelques photos, il fallait faire vite. Dans les voitures, nous évoquions notre tristesse, notre stupeur, nos engagements et notre détermination.
Il nous arrivait de faire des rencontres. Certaines compréhensives, la plupart agressives.
L’innocent sourire devenait alors la cible de justifications, quand ce n’étaient pas insultes et agressions.
Nous avions appris à ne pas répondre aux provocations.
Nous étions dans le juste, nous défendions, avec peu de moyens, une certaine idée de l’humanité. Une idée qui nous semblait si évidente que nous ne comprenions pas qu’elle puisse être contestée.
Nous étions inquiets mais confiants. Nous avions encore la naïveté des certitudes. Cette émotion qui nous étranglait ne pouvait être que la nôtre.
Nous finissions souvent tard et nous nous promettions de recommencer au plus vite.
Ce ne serait pas si long.
Le lendemain, je réempruntais le même itinéraire. Il n’y avait souvent plus que quelques mèches oranges, un morceau de rire parfois, l’œil d’une peluche.
De mauvaises âmes sans doute.
Mais nous collerons encore. Parce que ce petit bonhomme, devenu un ange, aura pour toujours les cheveux carotte et le sourire coquin.