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Par Karine Salomon
27 oct. · 3 mn à lire
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Tout ça pour ça

Une histoire d'intention, de couleur et de délicatesse

Le 19 octobre, 8000 personnalités du monde de l’art signaient une lettre ouverte dénonçant le “silence des institutions devant un génocide grandissant” et les exhortant à “ne pas se rendre complices des graves violations des droits de l'homme et des crimes de guerre” perpétrés par l’armée israélienne à Gaza.
Le 20 octobre, une réponse leur était adressée dénonçant l’unilatéralisme du point de vue et l’absence de référence à “la prise d'otages en cours et aux atrocités commises en Israël le 7 octobre, jour le plus sanglant de l'histoire juive depuis l'Holocauste”.
Le 23 octobre, les signataires se fendaient d’un update en précisant que “bien qu’il leur soit impossible de refaire circuler la pétition, ils tenaient à répéter leur dégoût face aux horribles massacres de 1 400 personnes en Israël perpétrés par le Hamas”.

Tout ça pour ça.

Dans ce monde abreuvé d’images peu vérifiables et d’instantanéité malaisante, on a oublié les mots et leur sens.
Les pogroms, les crimes contre l’humanité, les génocides, les crimes de guerre, ne revêtent pas la même signification au regard du droit et des conventions internationales.
Le point de différenciation ? L’intention.
L’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux.

Dans l’échelle de l’horreur, nous devons rester sensibles aux guerres et leurs dommages civils collatéraux, atrocités dont nous nous n’acceptons ni les fondements politiques ni territoriaux.
Et encore plus particulièrement sensibles à l’extermination volontaire de civils pour ce qu’ils sont, avec haine, férocité, acharnement et barbarie, abomination dont nous ne nous remettrons jamais.

Car l’intention d’anéantissement, ce sont les massacres de Boutcha et d’Oradour-sur-Glane, la tuerie du Bataclan, l’écrasement des six vilayet arméniens, la boucherie de Kfar Aza, le kidnapping de masse des femmes yézidies en Irak, les meurtres méthodiques des Chrétiens d’Orient.

À quand le sursaut d’intention pour la vie et la paix ?


Auprès de vous qui êtes en vacances et qui avez un peu décroché de ce merdier de haine, nous nous excusons de cette introduction. Profitez sans complexe de la forme d’un nuage, de l’odeur d’un feu, d’une balade en forêt, d’un déjeuner de famille. Tout ce qui est bon est à prendre.


Le plaisir que nous avons eu à découvrir la merveilleuse cuisine de Bruno Laporte (au CV long comme la pétition sus-mentionnée, passé notamment chez Emmanuel Hodencq à Clermont-Ferrand, Jean-Luc Rabanel à Arles et William Ledeuil à Paris, Noma, Fulgurances, L’innocence) a été un peu entaché par les récents événements qui nous ont bouleversés.
Et c’est bien dommage, car Chenapan mérite toutes les attentions.

Cette micro-table qui a vu passer tant de talents, de Daniel Rose à ses débuts à l’Innocence plus récemment, frappe haut et fort avec un menu gastronomique, certes élevé, mais à l’originalité et à la délicatesse remarquables.

Dès les amuse-bouche servis par le souriant Florentin Fraillon (ex Violon d'Ingres), et notamment cette tartelette tartare de bœuf, nous savions que c’était bien parti.
C’était sans compter les deux verres de vin renversés par M, l’actualité justifiant sans doute ses gestes erratiques.
S’en est suivi une entrée betterave, katsuobushi (crème de bonite) et pâte de cacahuète, très umamesque.
Des cocos de Paimpol en bouillon, tomate, artichaut, soubressade, délicieux.
Un maigre de ligne, bien rosé à l’arête, sabayon Noily-Prat et émulsion girolles.
Un agneau de l’Aveyron, rosé itoo, fondant en diable, aubergine, olive et vierge Kimchi.
Et un dessert au blé, hommage au bol de céréales. Un truc lacté-malté, croustillant et totalement addictif.

Chenapan se définit comme une “table intimiste” - check.
Une “cuisine polissonne” - check, même si nous dirions plutôt sensuelle.
Et de “bonnes quilles” - check, même si la moitié a arrosé le fauteuil du voisin.

Chenapan
28 rue de la Tour d’Auvergne 75009 Paris
Du mardi au samedi diner (déj vendredi et samedi) - menus 59-79-89€

Voir Rothko et se laisser doucement aller.
S’immerger dans ses immenses toiles et se nourrir de l’énergie qu’elles diffusent.
Méditer sans conceptualiser. Admirer.

Rothko souriait peu et les traumatismes du petit Markuss Rotkovičs son enfance, marquée par l’antisémitisme russe et le déracinement, ont amené cet élève brillant à arrêter ses études pour se consacrer à la peinture. 
Cet écorché, en quête d’identité et d’apaisement, n’a eu de cesse de vouloir “emprisonner la violence absolue dans chaque centimètre carré” de ses toiles.

Influencé d’abord par Rembrandt puis par les maîtres italiens, Piero della Francesca et Fra Angelico, dont il adoptera la technique de la fresque, il sombrera avec intensité dans un dépouillement absolu, imposant au visiteur silence, réflexion et introspection. 
Il ne souhaitait pas réaliser des œuvres décoratives, elles ont été reproduites à des milliers d’exemplaires, et ont décoré les salle d’attente des cabinets médicaux et les couloirs des écoles.
Il les voulait puissantes et pleines de rage, on y trouve réconfort et quiétude.
Il cherchait l’abstraction sans concession, on y a vu des paysages, des ciels et des couchers de soleil.
On le voyait coloriste, il ne cherchait que la lumière, que l’on retrouve si intensément dans ses toiles les plus obscures et les plus sombres.

Une rupture d’anévrisme, qui le limite dans sa pratique, et le sentiment d’avoir été jusqu’au bout de son engagement artistique, le poussent à mettre fin à ses jours en février 1970. 
Il laisse derrière lui une œuvre grandiose, qui dépasse largement le cadre ornemental dans lequel elle a été malheureusement enfermée. 
Encore une fois, la FLV réussit un coup de maître en réunissant un nombre impressionnant de toiles, dont la magnifique salle des Seagram Murals exposés à la Tate et reconstituée pour l’occasion. Et celle non moins sublime des dernières peintures minimales noires et grises.

Et on se prend à rêver de choper un avion pour aller se recueillir dans sa Chapelle à Houston.
Avec juste quelques bancs et des Rothko.

Mark Rothko
Fondation louis Vuitton

Jusqu’au 2 avril 2024